Le terrorisme ici et la

Interview with Michel Foucault

Entretien avec D. Eribon, Liberation, n. 403, 3 septembre 1982, p. 12

Le 28 aout 1982, le G.I.G.N., groupe d'intervention antiterroriste dirige de l'Elysee, arretait a Vincennes trois nacionalistes irlandais presences comme d'importants terroristes. L'eclac donne a cette arrestation devait permettre de conrrecarrer dans 1'opinion 1'attenrat meurtrier du 9 aout 1982 contre le celebre restaurant juif parisien Goldenberg. Le 17 aout, Francois Mitterrand avait declare : < Ce terrorisme-la me trouvera devant lui. > Les conditions d'arres-tation de ceux qui deviendronc pour la presse < les Iriandais de Vincennes >, files depuis longtemps par un autre service de police (la D.S.T.), apparurent rapidement entachees d'irregularites. Leur avocat contacta alors M. Foucault. En mai 1983, les irregularites de la procedure seront pleinement revelees; l'affaire des Iriandais de Vincennes devint le premier scan-dale politico-policier du nouveau gouvernement socialiste.

— Le probleme du terrorisme et la politique gouvernement ale en ce domaine ne vont pas manquer de reposer certaines questions autour de la pratique judiciaire.

— Les reformes et les decisions prises dans le domaine juridique depuis 1'arrivee de Mitterrand au pouvoir m'ont paru bonnes *. Je 1'ai dit et je le repete volontiers. Quant a la declaration recente de Mitterrand sur le terrorisme, assurant qu'il ne prendrait aucune mesure speciale et qu'il n'y aurait aucunement a modifier la legislation et les reglements, tout cela est excellent.

— Mais quelle est votre reaction apres les arrestations de samedi dernier et le fait qu'elles aient ete annoncees par l'Elysee?

— On a supprime les juridictions d'exception, c'est-a-dire que toute infraction relevera du droit commun, des procedures habi-tuelles et des juridictions ordinaires. C'est tres important, mats il ne faut pas reprendre d'une main ce que 1'on a accorde de 1'autre. C'est-a-dire qu'il ne faut pas rendre < exceptionnelle > une affaire en 1'entourant de tout un luxe de publicite politique. Comment voulez-vous que soit insrruite er jugee dans des conditions < ordinaires > une affaire qui a ete presentee a 1'opinion publique, sous 1'autorite directe du chef de 1'Etat, comme une affaire excep-rionnellement importante. Les moyens d'information ont d'ailleurs fait largemenr echo a cette annonce puisqu'on a pu entendre dire que ces trois Iriandais preparaient pour le lendemain dimanche des attentats meurtriers a Paris meme.

Tout cela s'est revele inexact et il semble que 1'on eprouve les plus grandes difficultes a trouver un pays qui aurait la gentillesse de bien vouloir demander leur extradition.

30 septembre 1981 : suppression de la peine de mort; 26 novembre 1981 : abrogation de la loi anticasseurs; 30 juin 1982; suppression des tribunaux permanents des forces armees; 30 juillet 1982 : suppression du delit d'homosexualite.
Mais ce n'est là qu'un côté anecdotique. Quand bien même ils auraient fait quelque chose d'important, c'est à la justice d'en décider et de le déclarer. Ce n'est pas à une instance politique de décider à l'avance ce qu'est l'affaire qu'on va juger. Les responsables politiques n'ont pas à exceptionnaliser une affaire après avoir aboli les procédures exceptionnelles.
Il faut se poser une autre question : qui donc a été arrêté? Trois Irlandais et un Italien. On sait bien que ce n'est pas de ce côté-là que se trouve le terrorisme qui risque d'être actif et virulent en France. Et tandis qu'en silence on négocie avec les organisations vraiment dangereuses — ce que tout le monde sait et qui est peut-être inévitable -, il ne faudrait pas qu'on mène grand tapage autour d'arrestations qui ont beaucoup de chances d'être mineures. Faut-il arrêter un laissé-pour-compte de l'autonomie italienne pour remplir le tableau de chasse d'une action antiterroriste qui en fait utilise de tout autres moyens?

- Il n'est pas indifférent que cela soit « tombé » sur les Irlandais.

- Mitterrand avait été le seul homme politique européen à être assez courageux pour prendre position au moment de la mort de Bobby Sands. Cela, il ne faut pas l'oublier. Mais il ne faut pas oublier non plus que, président de la République, Mitterrand n'a rien dit sur les Irlandais qui mouraient de grève de la faim en prison pour se faire reconnaître le statut politique. Un peu du tapage qui a été fait samedi dernier à propos de ces arrestations à Paris n'aurait peut-être pas été inutile s'il avait été utilisé à temps pour ceux qui luttaient contre des adversaires séculaires. Après tout, s'il y a des luttes politiques qui ont leur justification historique, ce sont bien celles que les Irlandais mènent depuis quatre siècles. Pour le cas où la lutte antiterroriste avait besoin d'exemples, celui-ci était peut-être le plus facile; il n'était ni le meilleur ni le plus justifié.

- On vous rétorquera qu'il faut bien lutter contre le terrorisme en 'Europe.

- L'Europe doit lutter contre le terrorisme. C'est vrai. Mais le plus dangereux terrorisme que l'Europe connaisse, nous venons d'en voir les manifestations avec les trois morts, les centaines de blessés et les milliers d'arrestations à Varsovie, à Gdansk, à Dublin...

Michel Foucault, Dits et ecrits 1982

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