Multiplicité, totalité et politique

Maurizio Lazzarato

This paper was presented at a conference on Deleuze in Colombia

'Je me suis toujours senti empiriste, c’est-à-dire pluraliste' - Gilles Deleuze

Le mouvement de Seattle avait ouvert la possibilité d’une politique de la multiplicité. Le succès du livre de Negri et Hardt, « Multitude », est sûrement lié à cette direction qu’il indiquait, non sans ambiguïté : sortir de concept de peuple en tant que catégories qui présuppose et vise l’ « un », en revendiquant, en même temps, une fondation marxiste de ce passage. Faut-il comprendre que le marxisme est une philosophie de la multitude ? Que le concept de classe est une catégorie de la multiplicité ?

Pour Paolo Virno, le concept de classe est sans aucune hésitation synonyme de multitude. Pour Toni Negri le concept de Multitude, doit réactualiser le projet marxien de lutte de classe, de façon que la « multitude est un concept de classe ».
L’action des forces politiques et syndicales qui se réclament du marxisme nous rappellent, au contraire, que les catégories de classe (mais aussi de capital , de travail, etc.,) sont des catégories ontologiques, et non simplement socio-économiques, qui fonctionnent et qui ont du sens seulement en rapport à la « totalité ». Ces concepts impliquent des modalités d’actions qui privilégient toujours le tout contre la multiplicité, l’universalité contre la singularité.

La tradition politique occidentale s’est constituée comme politique de la totalité et de l’universalité. Le marxisme, même lorsqu’il se voulait une critique radicale, n’a pas su créer ni les conditions théoriques, ni pratiques pour sortir de cette logique. Au contraire, il a souvent, pour ne pas dire toujours, amplifié cette aspiration au tout et à l’universel.

Il y a là un problème théorico-politique fondamental, puisque je suis convaincu, qu’une reprise de l’initiative politique et le développement de mouvements, ne pourrait se faire sur la base d’une politique de la multiplicité et de la singularité. Le referendum sur la constitution européenne a encore une fois démontré que, pour les forces politiques et syndicales d’orientation marxistes, qu’elles soient réformistes ou révolutionnaires, l’appel à un espace de souveraineté où pouvoir construire de « touts » soi-disant « absolus et complets » (qu’il s’agisse du peuple, travail , de l’État – Nation, de la classe), semble irrésistible.

Cette volonté de conduire une singularité à se dépasser vers la totalité et l’universel se répétant systématiquement dans l’histoire du marxisme, elle doit avoir des racines profondes dans sa théorie. Le marxisme contemporain contribue largement à produire un autre blocage fondamental sur le développement des mouvements politiques : en se limitant à défendre les « acquis », il abandonne la gestion l’ « innovation » aux patrons et à l’Etat. Il me semble qu’une théorie de la « production du nouveau » est ce qui fait terriblement défaut à une politique marxiste.

Les deux problèmes, comment nous allons voir, sont strictement imbriqués et renvoient à l’ontologie de la relation chez Marx lui-même. C’est ce que nous allons essayer d’analyser en partant de la philosophie de la multiplicité qui lui est pratiquement contemporaine.

Les relations sont-elles intérieures ou extérieures aux termes ?

Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans leur dernier livre, « Qu’est-ce que c’est la philosophie », nous rappellent qu’au tournant du siècle dernier, le socialisme et le pragmatisme, le prolétaire et l’émigrant, incarnent, deux manières différentes d’appréhender et de pratiquer la « nouvelle société des frères et des camarades ».

Nous allons accepter la petite provocation deleuzienne de mettre sur le même plan pragmatisme et socialisme, car elle nous permet de nous confronter avec l’héritage hégélien du marxisme et avec les ravages qu’il a provoqué, et qu’il continue à provoquer, dans les mouvements politiques.

La question que pose le pragmatisme semble n’avoir que des implications philosophiques : « il s’agit de savoir si toutes les relations possibles d’un être avec les autres sont primitivement renfermées dans sa nature intrinsèque et rentrent dans son essence » (1). En réalité, la « grande question de savoir si des relations « externes » sont possibles » a une très grande portée politique.

La théorie de l’extériorité des relations implique à la fois que les relations sont largement indépendantes des termes qui les effectuent, et que les termes peuvent avoir de multiples relations à la fois. C’est-à-dire qu’ils peuvent être à la fois dans un système et dans un autre, ils peuvent changer certaines de leurs relations sans les changer toutes.

C’est autour de l’existence des relations externes aux termes, de l’indépendance des termes et des relations par rapport à la totalité, qui se joue la possibilité ou l’impossibilité d’une politique de la multiplicité (ou de la multitude).

Cette théorie des relations extérieures, « flottantes » , « variées » ,« fluides », nous fait sortir de l’univers de la totalité et rentrer dans le monde du pluralisme et de la singularité où les conjonctions et les disjonctions entre les choses sont à chaque fois contingentes, spécifiques, particulières et ne renvoient à aucune essence, substance ou structure profonde qui les fonderaient.

La philosophie de Marx, tout en étant une théorie des rapports, nie la possibilité des relations extérieures. Comme dans la tradition idéaliste et rationaliste, les rapports sont appréhendés à partir de la différence entre essence et phénomène. Pour Marx, l’individu, le singulier, le particulier, n’est qu’un fait empirique, un phénomène. Ce qui est réel ce n’est pas l’individu empirique, c’est-à-dire le terme, mais l’individu social, et donc les relations dans lesquelles l’individu est pris. Pour saisir le réel il faut remonter à l’essence qui est constituée par l’ensemble des « rapports sociaux ».

Le savoir immédiat et empirique qui se concentre sur les « particuliers », est un savoir phénoménal qui fait abstraction de leur liaisons, de leurs rapports. La théorie révolutionnaire, au contraire, sans négliger les particuliers, doit les élever jusqu’au « tout » dans lequel ils ont leur liaison.

Le fait empirique, l’individu, l’immédiat sont des abstraits. Ce qui est concret est la « totalité » des relations, dans laquelle l’individu, le fait, l’empirique existent.

Le philosophe italien Giovanni Gentile nous fait remarquer, dans un texte sur la philosophie de Marx de 1899 (2), encore inégalé par clarté et précision, que jusqu’ici il n’y a que du Hegel. La seule différence avec la philosophie hégélienne est que les relations ne sont pas le fait de la pensée, mais de l’activité humaine sensible. L’unité, la totalité, la liaison entre les choses n’est pas le résultat de la « praxis » de l’idée , mais de la « praxis » du « sensible. Cette dernière étant un faire aliéné, le tout, la totalité, l’entier sont constitués non pas par « l’ensemble de rapports sociaux », mais par les rapports de production (la relation capital-travail).

Si dans la philosophie de Hegel c’est la puissance d’unification de l’idée qui « subsume » le monde, chez Marx c’est la puissance de la relation capital-travail qui l’unifie et le subordonne à sa logique.

Etienne Balibar donne une interprétation de l’ontologie de la relation chez Marx qui ne renvoie pas à la totalité, mais à l’indétermination du « transindividuel » (3). Sans rentrer dans une discussion philologique, nous pouvons affirmer, que, de toute façon, ce n’est sûrement pas cette ontologie de la relation qui a été au fondement de la pratique théorique et politique de la tradition communiste.

Si l’on veut trouver le fondement théorique d’une pensée qui a profondément influencé la politique dans le siècle qui vient de s’achever , il ne faut pas se tourner vers Simondon, mais plutôt vers « Histoire et conscience de classe » de Lukacs, qui affiche la prétention de traduire les acquis politiques de la révolution soviétique en enjeux théoriques et de les jouer contre les « antinomies de la pensée bourgeoise ». Dans ce livre formidable pour cohérence et fidélité à la pensée philosophique de Marx, les concepts de « totalité », de « tout », d’ « entier » reviennent comme des ritournelles à chaque page du livre.

Selon Lukacs, le marxisme doit saisir avec « clarté et précision » la différence entre l’existence empirique des faits et leur « noyau structurel interne », c’est-à-dire, leur essence. De ce point de vue, Lukacs suit très précisément la pensée de Marx, pour qui, si l’essence des choses et leur existence en tant que phénomène, coïncident, alors toute « science » est inutile.

Pour cette méthodologie, les relations sont internes aux termes. Il n’y a pas d’extériorité , il n’y a pas d’indépendance, il n’y a pas d’autonomie possible, ni des termes, ni des relations : « Les éléments et les moments particuliers de la totalité, contiennent en soi la structure de l’entier, du tout » (4).

Le réel est relation, mais les relations renvoient à une substance, à une essence, à une structure. Ainsi, les parties, les termes, les éléments trouvent leur vérité et leur possibilité d’action seulement dans le rapport au tout, à l’entier, c’est-à-dire, dans le cas du marxisme, à la relation de Capital.

Et encore, comme chez Hegel, la réalité n’est pas ce qui est, mais ce qui devient. La réalité est mouvement, tendance, évolution. Mais l’appréhension de la réalité comme processus permet seulement de découvrir l’essence du phénomène, en la réalisant. De cette manière, les devenirs, les tendances, les processus n’ouvrent pas à l’indétermination de l’actualisation des relations, mais à leur mouvement ininterrompu vers la totalité (les rapports de productions), vers la réalisation de l’essence (la nécessité du développement de la relation de capital et donc de la classe et donc de la révolution).

Le marxisme intègre ainsi une autre condition de la politique moderne. Pour embrasser la connaissance du réel dans sa globalité et pour pouvoir agir au niveau de la totalité, il faut un sujet universel.

Touts les marxismes (y compris le marxisme des années 60 - althusserisme, opéraisme, situationnisme) sont fidèles à cette logique, même lorsque elle n’est pas explicitement thématisée, puisque elle est impliquée dans les concepts de travail, de capital, classe, etc.

Le point de vue distributif et le point de vue collectif

Le pragmatisme est une longue et articulée création des concepts contre cette façon de penser et d’agir à partir et en vue de la totalité et contre cette façon de renvoyer les relations à quelque chose qui les fonderaient.

La réalité existe-t-elle distributivement ou collectivement, se demande William James ?

« IL SE PEUT que la réalité existe sous un aspect distributif, sous l’aspect, non pas d’un tout, mais d’une série des formes ayant chacune son individualité » (5)

Dans toute son œuvre, James insiste systématiquement sur la différence entre le point de vue distributif et le point de vue collectif. Le premier s’identifie avec le pluralisme et la multiplicité, le deuxième, s’identifie à la logique de la totalité et de l’universel.

«Nous percevrons, je pense, de plus en plus clairement que l’existence de choses une à une, est indépendante de la possibilité de les rassembler toutes à la fois, et qu’un certain nombre de faits au moins existent uniquement sous forme distributive d’un ensemble de chacuns, de chacuns aux pluriels qui, même s’ils sont en nombre infini, n’ont besoin en aucun sens intelligible soit de s’expérimenter eux-mêmes, soit d’être expérimentés par un autre être en tant que membres d’une totalité» (6).

La possibilité de penser l’univers sous la « forme chaque » et non plus sous la forme de l’« unité collective », la possibilité d’une doctrine qui admet la multiplicité et le pluralisme « , signifie simplement que les divers parties de la réalité peuvent entretenir des relations extérieures » (7)

Les relations sont ainsi libres de tout fondement, de toute substance, de toute attribution essentielle et les termes peuvent être indépendants des relations.

Les choses se rapportent les unes avec les autres des milles manière, mais il n’y a pas une relation qui les renferme toutes, il n’y a pas un être qui contienne tous les autres. Chaque relation n’exprime que l’un des aspects, des caractéristiques, des fonctions d’une chose. Deleuze, à ce propos parlera d’une « essence opératoire », pour la distinguer du concept classique d’essence, comme ce qui se dégage d’une chose à l’issue d’un certain type d’opération » et qui fait ainsi surgir une différence.

« Sans perdre son identité, une chose peut s’en adjoindre une autre ou la laisser partir », elle peut rentrer dans une composition, dans une unité, sans pour autant, être complètement déterminé par cette unité, par cette composition.

Avant d’être une forme d’organisation politique, le fédéralisme est une modalité d’organisation de l’univers. Dans l’univers pluraliste, le fédéralisme exprime l’impossibilité de totaliser les singularités dans une unité absolue et complète, puisqu’il y a toujours quelque chose qui reste « en dehors ».

« Ainsi le monde du pluralisme ressemble plutôt à une république fédérale qu’à un empire ou à un royaume. Quelque énorme portion que vous rameniez à l’unité, en la rapportant à n’importe quel centre réel de conscience ou d’action où elle se constate présente, il y a autre chose qui reste autonome, qui se constate comme absent du centre en question, et que vous n’avez pas réduit à cette unité. » (8)

L’existence des relations externes, variées, flottantes, rend la création possible. Dans la « forme tout », les parties sont essentiellement co-impliquées et leur continuité et cohésion est assuré par la totalité. Dans la « forme chaque », il y a des discontinuités et des disjonctions réelles et par conséquent «il y a toujours quelque chose qui échappe », dit James. Et c’est ce qui échappe qui fait le mouvement, qui crée, qui innove.

« L’existence sous une forme individuelle rend possible pour une chose d’être reliée par des choses intermédiaires à une autre avec laquelle elle n’a pas de rapports immédiats ou essentiels. Ainsi sont toujours possibles entre les choses, de nombreux rapports qui ne sont pas nécessairement réalisés à tel moment donné. » (9)

Dans la théorie de relations extérieures, il n’y a pas d’essence, il n’y a pas de substance. Derrière les phénomènes, « il n’y a rien » dira James. De cette façon, les relations renvoient à l’indétermination du virtuel, à la « possibilité de la nouveauté » et non à la réalisation de l’essence. Le pragmatisme croit à une « réserve de possibilités étrangères à notre expérience actuelle ».
Dans le marxisme, il n’y a pas la possibilité des créations absolues, intempestives, imprévisibles, puisqu’elles sont déjà données ou impliquées dans la structure, où découlent de l’essence. Le marxisme ne peut pas avoir une théorie de la « production du nouveau », puisque son ontologie renferme la possibilité de la nouveauté (et des sujets) dans une relation préconstituée (en réalité, le capital et travail détiennent le monopole de l’invention et des processus de subjectivation).

L’union et la désunion des choses

L’ontologie pluraliste implique une nouvelle façon d’appréhender la politique, puisqu’elle décrit les modalités avec lesquelles les singularités se composent et se décomposent, s’unissent et se séparent, en renvoyant à des logiques qui, avec le langage de Deleuze et Guattari, on peut appeler majoritaires et minoritaires.

Le pluralisme ne nie pas les processus d’unification et de composition, mais en reconnaissant que les voies par lesquelles se réalisent la continuité des choses sont innombrables et chaque fois contingentes, il pose les questions suivantes : « Le monde est un : mais de quelle manière est-il un ? Quelle sorte d’unité possède-t-il ? Et quelle valeur pratique son unité a-t-elle pour nous ? » (10)

Pour William James, le problème de l’unité et de la diversité ne peut être résolu par une argumentation à priori. Le monde aura juste autant d’unités, justes autant de diversités que nous en constaterons. L ‘empirisme formule le monde en propositions hypothétiques, le rationalisme (et le marxisme avec) en propositions catégoriques.

De la même manière, qu’il y a une multiplicité des relations, il y a aussi une multiplicité de modalités d’unification, différents degrés d’unité, des manières hétérogènes d’être « un » et une multiplicité de manière de les réaliser .

Nous pouvons avoir « une unité qui s’arrête devant des éléments « non-conducteurs » ; une unité qui se fait simplement de proche en proche au lieu de se faire d’un seul coup, en bloc ; une unité qui se réduit, dans bien de cas, à une simple proximité extérieure ; une unité, enfin, qui n’est qu’un enchaînement. » (11)

L’humanité opère quotidiennement des processus d’unification, mais ces processus sont chaque fois contingents, empiriques, partiels.

« Nous créons nous-mêmes et constamment des connexions nouvelles entre les choses, en organisant des groupes de travailleurs, en établissant des systèmes postaux, consulaires, commerciaux, des réseaux des voies ferrées, de télégraphes, des unions coloniales et d’autres organisations qui nous relient et nous unissent aux choses par un réseau dont l’ampleur s’étend à mesure que s’en resserrent les mailles.»(12)

L’unification se fait à partir de la forme réseau et les « systèmes » constituent un « nombre incalculables de réseaux » qui se superposent les uns sur les autres. Le « mode d’union » décrit par James est très différent de l’ « unité parfaite », « absolue », impliqué par la « forme tout ».

Dans l’univers de la multiplicité, les différentes manières d’être « un », impliquent une multiplicité de modalités à travers lesquelles se pratiquent ces unifications. Comment les choses tiennent ensemble, comment les réseaux font cohésion, comment se construit le monde ?

« Les choses peuvent avoir de la consistance, être cohérentes, de biens de façons différentes » (13) Parmi les « innombrables espèces de liaisons » James distingue l’ « union par enchaînement interrompu », qui se déploie de proche en proche, qui se construit par pièces et morceaux et qui implique du temps, de « l’union absolue », qui se fait instantanément par « convergence universelle », par fusion ou par subsomption, pour parler le langage hégélo – marxiste.

La connaissance, étant pour James une des parties les plus dynamiques de la réalité, a sa validité, non pas dans sa faculté d’embrasser le tout, l’universel (voir la prétention des marxismes à se proclamer « sciences ») mais dans sa capacité de nous diriger et nous montrer un « immense réseau de relations » en vue de la production de quelque chose de nouveau et singulier. La connaissance a aussi un mode de constitution pluraliste, distributif et temporel.

« Cette connaissance « enchaînée » (concatenated), allant de proche en proche, diffère totalement de la connaissance « massive » (consolidated) que l’on suppose être celle d’un esprit absolu » (14)

L’univers pluraliste se construit ainsi par « enchaînement continu » des choses et par « connaissance enchaînée » des concepts. Les réseaux établissent ainsi des cohésions, des « conflux partiels », à travers la connexion linaire entre des morceaux, des parties et des bouts d’univers. Les parties composantes sont reliées entre elles par des relations chaque fois particulières, spécifiques.

« Il en résulte, pour les diverses parties de l’univers, d’innombrables petits groupements qui rentrent dans des groupements plus vastes, et sont la autant des petits mondes (…) Chaque système représente tel type ou tel degré d’unité, ses parties composantes étant liées entre elles d’après telle relation d’un espèce particulière ; et une même partie peut figurer en de nombreux systèmes différents » (15)

Il n’est pas impossible donc d’imaginer des mondes qui s’opposeraient entre eux à partir des modalités de connexion différentes, de manière hétérogènes de tenir ensemble les éléments.

« Ainsi le monde est « un » dans la mesure exactement où l’expérience nous montre un enchaînement des phénomènes – « un » par rapport aux liaisons définies qui nous apparaissent, et seulement par rapport à elles. Et alors, dans la mesure où se rencontre des disjonctions définies, le monde n’est pas un. » (16)

Étudier les « diverses sortes particulières d’unités qu’enveloppe l’univers » signifie aussi affirmer que « plus d’une nous a paru coexister avec certaines sortes de multiplicités supposant une séparation qui ne serait pas moins réelle. » (17)

Au lieu d’avoir un « Univers - bloc », avec ses termes et ses relations impliqués les uns par rapports aux autres et tous par rapport à la totalité, nous avons un « Univers - mosaïque », un Univers - patchwork, un Univers - archipel, c’est-à-dire un « univers incomplètement systématisé », un monde « partiellement alogique ou irrationnel » ou il y a une multiplicité possible et contingente des jonctions et des disjonctions, d’unifications et de séparations.

Jean Wahl a réuni quelqu’un des termes par lesquels James définit l’univers pluraliste : « Arbitraire, cahoté, discontinu, grouillant, embrouillé, bourbeux, pénible, fragmentaire, morcelé » (18)

Nous avons donc un univers inachevé et inachevable, un univers incomplet dont la réalité et la connaissance se font de proche en proche, par addition, par collection des parties et des morceaux. Un univers où la composition doit suivre la cartographie des singularités, des petits mondes, des différents dégrées d’unité qui l’animent.

Un monde additif ou le total n’est jamais fait et qui « croit ici et là », grâce, non pas à l’action du sujet universel, mais à la contribution parsemées de singularités hétérogènes. Dans ce monde de l’incomplet, du possible, où la nouveauté et la connaissance se produisent par taches, par places, par plaques, les individus et les singularités peuvent réellement agir (et pas seulement les sujets collectifs ou universels) et connaître. (19)

Nous pouvons maintenant répondre à la question pragmatique : « quelles conséquences pratiques entraîne l’idée d’unité » , selon qu’elle est prise dans sa conception absolutiste ou pluraliste ?

Les modalités d’unification « absolues et complètes » et les modalités de composition pluraliste, renvoient aux logiques majoritaires et minoritaire, par lesquelles Deleuze et Guattari définissent la politique dans des sociétés modernes.

Le marxisme comme politique de la totalité

Le pragmatisme nous permet de comprendre comment l’ontologie de la relation en Marx est encore profondément liée à la philosophie idéaliste du XIX siècle et de saisir ainsi les limites ontologiques de la politique marxiste.

Le marxisme est dans l’impossibilité de penser des relations qui seraient de pures extériorités, des relations pures, des relations sans fondement dans la totalité de la relation de capital. Au contraire, les modalités d’action et des connaissances des mouvements qui se sont développées après la deuxième guerre mondiale expriment des relations qui ne se déduisent pas des termes et des termes qui peuvent être indépendants des relations . Pratiquant et aspirant à une politique de la multiplicité, ils trouvent dans les marxismes des alliés plus que ambigus.

Prenons l’exemple des mouvements des femmes (mais nous aurions pu prendre n’importe quelle autre minorité, n’importe quelles autres pièces ou morceaux de l’univers –mosaïque, pour parler comme James). Le marxisme est toujours en très grande difficulté devant l’expression des mouvements qui ne renvoient pas directement ou pas exclusivement à la relation de classe. Il ne peut pas les penser dans leur autonomie et indépendance, il ne peut pas les penser comme « nouveauté radicale », puisque, selon la méthode marxienne leur vérité n’est pas immanente aux mouvements eux-mêmes , elle ne se mesure pas aux possibilités de vie que ces luttes ouvrent, mais à la relation capital-travail. Ces mouvements ne représentent que des phénomènes dont l’essence est dans la « relation des relations ». Comme dans rationalisme, dans le marxisme, il n’y a, finalement « qu’une chose ». Le monde est « un » à priori ,ou il doit l’être.

En effet, le marxisme pensera les mouvements de femmes de différentes façons, mais toutes renvoient à l’essence. Les mouvements des femmes est appréhendé comme mouvement pour le « salaire au travail domestique » , comme « division sexuelle de l’organisation du travail » dans l’usine ou dans la société, ou encore comme « devenir femme du travail ».

Le marxisme ne voit dans le mode distributif, dans la dissémination, le morcellement, la fragmentation des « pièces et morceaux » par qui se fait la production et la connaissance de l’univers, qu’une dispersion, des simples disjonctions, une multiplicité sans connexion.

L’impossibilité des relations extérieures, l’impossibilité d’une nouveauté absolue, l’impossibilité d’une appréhension de l’univers comme multiplicité, conduira le concept de classe à concurrencer la souveraineté de l’Etat sur le même terrain de l’unification « absolue et complète », en opérant une épuration, même physique, de toute ce qui échappe. La classe, comme toute totalité, ne peut jamais, dans un univers mosaïque, tout impliquer. « Quelque énorme portion des éléments elle puisse ramener à l’unité », il y a toujours quelque chose qui reste dehors, qui reste indépendant et autonome, pour qui le socialisme a été et reste un cauchemar. En présupposant que le monde du capital est « un » (ou ce qui est la même chose, divisé en deux), le marxisme a contribué puissamment à construire son unité « absolue et complète », en faisant payer le prix fort, à tout ce qui se soustrait ou déborde.

Le pragmatisme et le capitalisme

Il n’est pas nécessaire démontrer la filiation pragmatique de la pensée de Gilles Deleuze, puisqu’il la revendique ouvertement lui-même. Mais c’est Michel Foucault, qui pourtant ne s’est jamais réclamé de cette tradition, qui l’a actualisée le mieux dans l’analyse du fait politique et dans la reconstruction de la généalogie des savoirs.

Dans « Qu’est-ce que c’est la philosophie », Gilles Deleuze et Félix Guattari affirment que le marché est le seul vrai universel du capitalisme. Foucault ajoute une considération fondamentale à cette constatation, en démontrant, dans ces derniers cours publiés (20), que cet universel, est, comme tout universel, une construction pragmatique. La relation capital / travail n’a pas la spontanéité dynamique qui lui prête le marxisme. Elle est, au contraire, le résultat d’une stratégie qui utilise, pour la faire exister, une multiplicité des dispositifs de pouvoir.

Au principe totalisant du marxisme, Foucault substitue la prolifération des dispositifs qui constituent autant des compositions, de systèmes de consistance, de degrés d’unité chaque fois contingents. Ces dispositifs ne sont pas seulement multiples, ils sont aussi différents, puisqu’ils sont caractérisés par des modalités de liaison plus ou moins « lâches ». La manière d’être « un », la façon de garantir la cohésion des parties, d’assurer la continuité et la discontinuité des morceaux, d’impliquer l’autonomie et l’indépendance des éléments, n’est pas la même dans les dispositifs sécuritaires et dans les dispositifs disciplinaires, dans les dispositifs politiques et dans les dispositifs économiques. Et les sujets des droits ne sont pas les mêmes que les sujets économiques et ses derniers se distinguent à leur tour des sujets « sociaux ».

Selon Foucault, la centralité de la relation capital-travail , est à chercher dans le fait qu’elle s’est révélée être la plus pragmatiquement efficace, pour contrôler, maîtriser et s’approprier l’extériorité des relations et leur puissance de production du nouveau. Au capitalisme, en tant que stratégie de construction des universaux, on peut appliquer parfaitement cette remarque de James : «il parle de ce qu’il appelle l’Unité des choses, alors qu’il ne cesse pas de penser à la possibilité de leur unification empirique » (21)

La déconstruction des universaux, la critique du rapport de Capital comme relation des relations, est argumentée et pratiquée d’un point de vue qui recoupe parfaitement la méthode pragmatiste : les diverses manières d’être « un » nécessitent, pour leur « vérification précise, autant des programmes distincts dans le travail scientifique ». (22)

C’est cette méthodologie que Deleuze reconnaît dans le travail de Foucault et c’est dans ce sens qu’il définit sa philosophie comme « pragmatiste et pluraliste ».

« L’un, le Tout, le Vrai, l’objet et le sujet, ne sont pas des universaux, mais des processus singuliers, d’unification, de totalisation, de vérification, d’objectivation, de subjectivation, immanents à tel dispositif. Aussi chaque dispositif est-il une multiplicité, dans lequel opèrent de tels processus en devenir, distincts de ceux qui opèrent dans un autre » (23)

La théorie pluraliste de la connaissance de James trouve une continuation étonnante dans la généalogie foucaldienne des savoirs locaux, mineurs, situés, discontinus. Tandis que la tradition marxiste défie la science sur son propre terrain, Foucault propose de faire jouer ces savoirs contre l’ « instance unitaire », les « effets de pouvoir centralisateurs », qui peuvent être liés à l’institution, mais aussi à un « appareil politique, comme dans le cas du marxisme » . (24)

Et finalement, la chose peut être la plus importante. Cette ontologie pragmatiste en dessinant d’autres relations possibles entre les choses que celles des parties au tout, peut être d’une très grande utilité pour décrire les modalités d’ « être ensemble » et d’ « être contre » que les mouvements post-socialistes sont en train d’expérimenter. (25)

Un mouvement, comme tout élément, peut participer à plusieurs systèmes à la fois, avoir plusieurs relations, exprimer différentes fonctions ; être, par exemple, en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de la relation de capital, être dedans et dehors. Ce qui entraînera des stratégies politiques qui restent complètement opaques aux forces politiques et syndicales, précisément parce que ces dernières considèrent « l’unité des choses comme étant supérieure à leur multiplicité ».

Philosophie du XVII siècle et du XIX siècle

Pour terminer je voudrais revenir sur l’importance du renouvellement de l’ontologie qui se produit en Occident entre la Commune de Paris et la première guerre mondiale à travers le pragmatisme en Amérique et le travail de Nietzsche, Tarde et Bergson, entre autres, en Europe. Deleuze dans ces cours sur Spinoza, pointe une différence fondamentale entre la philosophie du XVII siècle et celle des auteurs que nous venons de citer.

Pour Deleuze, la philosophie du XVII siècle est aussi une philosophie des relations, des rapports, dans laquelle les relations sont largement indépendantes des termes.

Dans la philosophie de Spinoza, par exemple, les termes effectuent les rapports, mais ces derniers ne se réduisent pas aux premiers. Les rapports restent actuels même s’ils ne sont pas effectués. La théorie de l’éternité de Spinoza est fondée précisément sur l’indépendance des relations par rapport aux termes. La mort, en effet, n’empêche pas les rapports. Elle n’affecte que les termes, tandis les rapports qui caractérisent une singularité, même s’ils ne sont plus effectués, sont éternels.
Mais à la différence de ce que nous venons de voir, pour le XVII siècle, les rapports nécessitent encore d’un fondement, d’une substance, d’une essence. Chez Spinoza, les relations doivent « se dépasser vers quelque chose qui est ». Il faut que les relations soient intérieures à quelque chose. La philosophie du XVII siècle ne peut pas penser des relations qui seraient des pures extériorités, des « pures relations » . Ces dernières ne peuvent pas être pensées toutes seules. Il faut un être plus profond que les relations, il faut un fondement de toutes les compositions, de touts les rapports, nous dit Deleuze.

La philosophie du XIX, par contre, n’a plus besoin de ce fondement ultime, puisque les relations renvoient à l’événement. Dans la philosophie de l’événement, l’essence est l’accident, l’essence est ce qui arrive, dit encore Deleuze.

C’est qu’à la fin du XIX siècle, le problème a changé. Ce qui est important, ce qui est remarquable ne sont plus les conditions sous lesquelles nous pouvons atteindre l’éternel ou l’universel, mais les conditions sous lesquelles il y a « production du nouveau » (Tarde, Bergson) ou la « possibilité de la nouveauté » (James, Whaited).

Il y a ici un tournant fondamental, qui a été complètement effacé par l’avènement de la logique de guerre, comme j’ai rappelé ailleurs, et qui a été redécouvert et réactualisé, seulement par la philosophie de la différence, et notamment par Deleuze dans les années soixante.

« Histoire et conscience de classe » a été écrit par Lukacs comme si cette renaissance du concept de multiplicité, avec toutes les nouveautés remarquables qu’il introduit par rapport au XVII siècle, n’avait tout simplement pas eu lieu. Le marxisme est ainsi replongé en plein XIX siècle dont il n’est toujours pas sorti. Le travail sur le concept de multiplicité entrepris à la fin du XIX siècle, est une des étapes fondamentales pour sortir de ces impasses.

Notes

(1) William James, Philosophie de l’expérience, Flammarion,1910, p. 76
(2) Giovanni Gentile, La philosophie de Marx, Éditions T.E.R., 1995
(3) L’interprétation du concept de « transidividuel », aussi bien chez Balibar que chez Virno est plus qu’étonnante. À partir des textes de Simondon, il semble impossible d’interpréter les concepts de « pré-individuel » et de « transindividuel » comme langage, rapports de production, rapports sociaux. Dans les deux cas, il s’agit de « potentiels », de « réserves d’être », d’ « équilibres métastables » qui permettent l’individuation aussi bien biologique que sociale. Confondre le potentiel « non structuré » ( qui n’est ni « social », ni « vital ») avec la structuration du langage, des rapports sociaux, des rapports de production me semble une interprétation plus que problématique.
(4) Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, Les éditions de Minuit, 1960
(5) William James, Introduction à la philosophie, Marcel Rivière, 1914, p. 123
(6) Ibidem, p. 221
(7) William James, Philosophie de l’expérience, Flammarion,1910, p. 309
(8) Ibidem, p. 310
(9) Ibidem, p. 313
(10) William James, Le pragmatisme, Flammarion 1917, p. 128
(11) Ibidem, p. 144
(12) William James, Introduction à la philosophie, Marcel Rivière, 1914, p.159
(13) William James, Philosophie de l’expérience, Flammarion,1910, p. 71
(14) William James, Introduction à la philosophie, Marcel Rivière, 1914, p. 159
(15) William James, Le pragmatisme, Flammarion, 1917, p. 132
(16) Ibidem, p. 143
(17) William James, Le pragmatisme, Flammarion, 1917, p. 155
(18) Jean Wahl, Les philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique, Les empêcheurs de penser en rond, 2004
(19) Cette description de la constitution ontologique recoupe la constitution du social chez Gabriel Tarde.
(20) Je me permets de renvoyer à mon compte rendu de deux séminaires de Foucault, publié dans le numéro 21 de la revue Multitudes
(21) William James, Le pragmatisme, p. 252
(22) Ibidem, p. 143
(23) Gilles Deleuze, Deux régimes des fous, Les éditions de Minuit, 2003, p. 320
(24) Michel Foucault, Il faut défendre la société, Gallimard – Seuil, 1997
(25) Je me permets de renvoyer au 5 chapitre de mon « Les révolutions du capitalisme », Les empêcheurs de penser en rond, 2004, où j’esquisse une cartographie de ces nouvelles dynamiques. Mais sur ce terrain, tout reste à faire.

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